Beaucoup moins choquant pour les populations qu’une enclave militaire officielle implantée au grand jour, Pékin a réussi à essaimer discrètement ses entreprises de sécurité privées sur le terrain africain. Et avance désormais ces nouveaux pions « en treillis », pour mener à bien ses missions de prédation et de domination.
La meilleure des stratégies est invisible ! « , enseignait le fameux stratège Sun Tzu. Il n’en demeure pas moins, que tout état prédateur ne peut s’affranchir à un moment ou un autre, de l’envoi de troupes sur le territoire de sa proie. Après la conquête des cœurs, de la culture, et du tissu économique de notre pays (voir nos enquêtes précédentes), la Chine veut désormais sécuriser ses acquis en s’attelant à cette ultime étape via ses entreprises de sécurité privées.
Djibouti, seule base militaire chinoise en Afrique
Il est d’abord essentiel de rappeler que c’est dans un contexte de rivalité croissante avec les États-Unis que la Chine cherche à étendre toujours plus son influence en Afrique. Cette rivalité sino-américaine se manifeste de manière alarmante sur notre continent. Depuis 1979 et le début des relations bilatérales avec Djibouti, Pékin a investi patiemment des milliards de dollars, faisant par la même occasion doubler la dette du pays. Qui aurait imaginé que cette coopération deviendrait aujourd’hui militaire ? Djibouti, seule base militaire chinoise en Afrique, est devenue un symbole de cette bataille pour le contrôle stratégique. Initialement présentée comme une simple installation logistique, elle est désormais une base navale majeure (36 hectares), renforçant la présence militaire chinoise au cœur des routes commerciales mondiales.
« A Djibouti, les Chinois sont arrivés en disant qu’ils voulaient seulement une installation logistique”, a déclaré David Cohen, directeur adjoint de la Central Intelligence Agency
Outre Djibouti, l’empire du milieu souhaite à présent sécuriser sa position dans le Golfe de Guinée, en implantant une seconde base navale. S’il était question de la construire en Guinée Equatoriale, c’est finalement avec le Gabon que la Chine avait entamé des négociations, allant jusqu’à un accord de principe avec l’ancien président Ali Bongo en 2023. Mais le coup d’État militaire du 30 août 2023 et les pressions américaines ont finalement remis en cause le projet. Exit donc le Golfe de Guinée, direction l’océan Indien.
C’est en Tanzanie et au Mozambique que la Chine porte désormais son attention, entre autre. On observe encore cette stratégie du jeu de Go où la décision se fonde sur l’impact potentiel d’un coup et le niveau de risque de ce même coup. La Chine a déjà une présence significative en Tanzanie à travers des projets d’infrastructure et des investissements économiques. Cela pourrait servir de base pour une future coopération militaire plus étroite. L’école de leadership Mwalimu Julius Nyerere à Kibaha (Tanzanie) a été construite avec l’aide du Parti communiste chinois. Bien que ce ne soit pas une installation militaire, elle sert à diffuser l’influence idéologique et politique chinoise, préparant ainsi le terrain pour une coopération militaire future. Des négociations seraient en cours entre la Chine et la Tanzanie à ce sujet, selon certaines sources de renseignement américaines.
10 chefs d’état-major, 8 ministres de la Défense, et d’anciens présidents
En outre, l’État-parti propose la formation de militaires. Ainsi, l’École supérieure de commandement de l’armée de Nanjing a formé des personnalités influentes, parmi lesquels 10 chefs d’état-major, 8 ministres de la Défense, ainsi que des anciens présidents comme Laurent Kabila de la République démocratique du Congo et Sam Nujoma de Namibie. Les présidents actuels, tels qu’Isaias Afwerki en Érythrée et Emmerson Mnangagwa au Zimbabwe, ainsi que de nombreux officiers supérieurs de pays comme le Mozambique, l’Angola, et le Nigeria, témoignent de l’impact de cette coopération militaire. Le modèle d’éducation militaire du PCC, qui englobe des institutions académiques de haut niveau, des établissements spécialisés et des écoles stratégiques, est conçu pour promouvoir un modèle de gouvernance chinois et établir des relations solides avec les forces armées africaines. Chaque année, des milliers de militaires africains participent à des programmes de formation en Chine, renforçant ainsi les liens entre les gouvernements africains et Pékin, tout en contribuant à la compréhension partagée des enjeux de sécurité. Ce cadre d’éducation militaire, couplé à des initiatives d’assistance pour la construction d’infrastructures, vise à générer un soutien politique et à affirmer l’influence de la Chine sur le continent.
Entre 30.000 et 60.000 mercenaires
Pour contourner les obstacles des Etats-Unis, la Chine s’appuie donc sur ses ESSD. Arrivées sur notre continent dans les années 2000 initialement pour protéger les projets miniers et les commerces chinois, ce sont aujourd’hui plus d’une vingtaine d’ESSD chinoises qui sont actives dans près de 30 pays africains. La plus importante d’entre elles est sans doute la China Security Technology Group (CSTG). Fondée en 1994 à Hong Kong, elle est une filiale du groupe d’investissement Beijing Huatau Zongheng Investment Management. Cette ESSD intervient au Kenya, au Nigéria, au Mozambique, en Algérie, au Soudan du Sud, en Angola et en Éthiopie. Elle emploie entre 30.000 et 60.000 opérateurs épaulés par 200 employés administratifs. Autre exemple au Kenya, l’entreprise chinoise Dewe emploie à elle seule, 2000 personnels chinois. Avec un tel nombre de mercenaires présents sur le sol africain, la Chine dispose d’une force de frappe théoriquement très importante.
La répartition géographique des entreprises de sécurité et de services de défense (ESSD) chinoises en Afrique est étroitement liée aux ambitions économiques de la Chine sur le continent, notamment dans le secteur minier. À travers une carte des grands projets économiques chinois en Afrique, on observe une corrélation frappante entre la présence des ESSD et les zones de richesse minière, mettant en lumière la stratégie de Pékin visant à sécuriser ses investissements tout en étendant son influence sur le continent. Frontier Services Group (FSG), qui s’est réorienté vers des activités au-delà de la simple sécurité, est un exemple emblématique de cette dynamique. En Afrique du Sud, FSG offre des services de protection à des projets miniers stratégiques, tandis qu’au Nigéria, elle a créé Frontier Risk Management pour fournir des services de police mobile armée et assurer la sécurité des investissements chinois, en particulier dans la région de Shagamu, proche de Lagos.
Un Wagner à la chinoise
En République Démocratique du Congo, FSG – établi par l’ancien dirigeant de Blackwater, Erik Prince, mais détenu en partie par l’un des principaux conglomérats d’État chinois, CITIC Group – collabore étroitement avec des entreprises comme Huagang Mining et le consortium Sino-Congolaise des Mines (SICOMINES). Le groupe a même inauguré une filiale, Frontier Services Group Congo, qui couvre des activités d’exploration et d’exploitation minière. En 2023, FSG a signé un accord pour la reconstruction de la mine de Kinsevere, démontrant son implication croissante dans les projets miniers locaux. De plus, FSG participe à des initiatives comme l’Union des Sociétés Minières aux Capitaux Chinois (USMCC), renforçant ainsi le réseau d’entreprises chinoises sur le terrain.
Ces initiatives rappellent les actions de groupes comme Wagner, qui s’est approprié des mines d’or en République Centrafricaine et au Mali, mettant en avant le lien entre sécurité et exploitation des ressources. La carte des grands projets économiques chinois en Afrique révèle une concentration d’ESSD dans les zones riches en ressources naturelles, illustrant la stratégie de Pékin qui allie sécurité, exploitation des richesses et expansion économique. Cela souligne une approche systématique visant à sécuriser les investissements chinois, tout en exerçant une influence géopolitique croissante sur le continent africain.
Soyons clair ! Les ESSD privées ne sont pas réellement privées : le Ministère de la Sécurité publique chinois supervise et oriente leur internationalisation, notamment par le biais de contrats. Ces entreprises bénéficient d’une autorisation gouvernementale pour agir à l’étranger. En outre, les clients de ces ESSD sont en majorité des entreprises d’État, telles que la China National Petroleum Corporation (CNPC), cliente de VSS Security Group, ou des institutions officielles comme les Instituts Confucius et les ambassades chinoises. Par exemple, en Guinée, Cross Ocean Security, fondée en 2018, assure la sécurité d’une filiale du conglomérat de défense NORINCO, spécialisée dans les explosifs civils, ainsi que des mines de bauxite de l’entreprise Chalco (Aluminium Corporation of China). De même, DeWe Security protège un projet de gazoduc de 4 milliards de dollars entre l’Éthiopie et Djibouti pour le groupe chinois Poly-GCL Petroleum Group Holdings.
“Le terme « société de sécurité privée » est trompeur et inexact dans le contexte chinois. En tant que régime à parti unique, la Chine exige que toutes les « entreprises » obéissent aux directives du parti, d’où le slogan, « quand l’État avance, le secteur privé recule » – Paul Nantulya, chercheur au CESA
Les ESSD se positionnent d’ailleurs elles-mêmes comme les défenseurs des intérêts chinois, une rhétorique qui s’aligne avec le narratif global du PCC. Elles jouent un rôle croissant dans la diplomatie sécuritaire de Pékin, dépassant la simple protection des investissements chinois pour s’impliquer dans la formation des militaires africains. Au Kenya notamment, les entreprises de sécurité chinoises, telles que FSG et DeWe Security, travaillent directement avec les forces de sécurité locales auxquelles elles offrent, entre autres, des formations, des outils techniques et du matériel.
Un bilan mitigé
Après plus d’une décennie de présence, le bilan de ces ESSD chinoises en Afrique est clairement mitigé. Pourrait-on aller jusqu’à dire qu’après certaines dérives, elles pourraient même compromettre la sécurité et la souveraineté de nos pays ? Un exemple marquant est l’affaire de ces deux agents chinois condamnés à de la prison pour avoir tiré sur le fils d’un ancien membre du parti ZANU-PF au Zimbabwe. Ils avaient déjà été expulsés pour avoir tiré sur des ouvriers locaux d’une mine d’or qui réclamaient leur salaire, mais étaient restés illégalement dans le pays. Cet incident illustre les tensions croissantes entre les communautés locales et ces sociétés, souvent perçues comme des extensions des intérêts économiques chinois sur le continent.
Les activités de ces entreprises, parfois marquées par l’usage excessif de la force ou de la corruption posent des questions éthiques et juridiques. Pas plus tard que l’an dernier, au Mozambique, l’entreprise chinoise Giant Panda Security avait ainsi continué d’opérer illégalement malgré l’interdiction du bureau du procureur de la province de Sofala. En Zambie et au Kenya, en 2018, des chinois avaient été arrêtés pour ouverture illégale d’entreprise de sécurité locale, sans permis de travail ni autorisation. L’une était d’ailleurs affiliée à l’entreprise de sécurité Longtewei International.